1 – La vierge du chancelier Rolin – Van Eyck

2 – La Montagne Sainte-Victoire – Cézanne

C’était un vaste paysage où se bombait un imposant massif au milieu d’une atmosphère méditerranéenne. Le tableau distribuait, depuis une terrasse qui servait de point de vue, un premier plan fait de pins, puis des terres et enfin la chaîne de montagnes qui semblait surgir du sol sous le ciel translucide. Partout la touche était dynamique, apparentait les zones de couleur à des mèches ocre, vertes ou bleues et était d’une savoureuse clarté. Nulle ombre au tableau, aurait—on pu dire, car chacun des reliefs, des escarpements destinés à faire sentir les volumes était d’une palette délicieusement tiède. A gauche de la composition, juste derrière le rebord de la terrasse qui faisait l’effet d’un promontoire, s’élevait un grand pin parmi un fouillis d’arbres, tous traités d’une touche montante, dans des gammes de verts, mais aussi de bleus. Ce fouillis touffu se répétait à droite mais, au lieu d’être dominé par l’élan d’un grand tronc, cette partie était marquée par la présence au loin, entre la montagne et les prés, d’un aqueduc aux douze arches. Le centre du tableau était dégagé, s’ouvrait sur une sorte de parterre rural – et même agricole, car l’activité humaine s’y faisait imperceptiblement sentir – dont les pâturages et les champs étaient découpés assez géométriquement. Abondaient les coups de pinceau horizontaux, les suggestions anguleuses et géométrique pour les maisons. Aux teintes de l’herbe se mêlaient des accents chromatiques de jaune et parfois légèrement plus rougeoyants afin d’esquisser deux toits fondus dans l’environnement. Enfin, il y avait le massif dont la crête allait délicatement crescendo depuis la gauche du tableau jusqu’à un sommet qui s’étalait en une espèce de petit tableau avant de tomber de manière abrupte, de former un creux puis de s’écouler lentement hors cadre, vers l’infini de la Provence.
Thomas Schlesser – Les Yeux de Mona – Albin Michel

3 – Le « contrat » passé entre Henry le grand-père et Mona sa petite fille

– Mona, chaque semaine, nous irons tous les deux voir une œuvre – une seule œuvre, pas plus – au musée. Ces gens autour de nous aimeraient tout avaler d’un coup, et ils se perdent sans savoir comment ménager leurs envies. Nous serons beaucoup plus sages, beaucoup plus raisonnables. Nous regarderons une seule œuvre, d’abord sans dire un mot, pendant de longues minutes, et puis, ensuite, nous en parlerons.
Thomas Schlesser – Les Yeux de Mona – Albin Michel

4 – Itinéraire de Fabienne Verdier par elle-même, extrait de « Sur le motif » ,entretien entre Alain Rey et Fabienne Verdier ed Galerie Lelong & Co

Fabienne Verdier – Ce qui nous a rapproché aussi, Alain, c’est la pensée analogique, j’aime cette forme de ricochet de la pensée !
Alain Rey – Vous n’avez cessé de rechercher des analogies entre les sons, les formes, les couleurs, les matières, rejoignant une intuition poétique qui est de tout temps et qui, je trouve, a été exprimée de la matière la plus économique et la plus puissante par Baudelaire dans le sonnet des Correspondances. Il écrit – l’emploi des mots est très important dans ses poèmes – que « les couleurs et les sons se répondent » ; il ne dit pas qu’ils sont analogues, semblables ou pareils, mais qu’ils se répondent : chacun est un signe de l’un envoyé à l’autre, et l’autre est signe de l’un. C’est une sorte de dialogue interne entre les forces naturelles, qui est traduit par l’espèce humaine, parce que nous avons un système auditif et un système visuel.

5 – Visite de l’exposition Dreams of a Dreamless night, d’Ali Cherri

Entrer dans un grand rectangle noir qui est le bâtiment en verre, acier et béton du FRAC Bretagne à Rennes, signé de l’architecte Odile Decq, pour y découvrir l’exposition du moment intitulée Dreams of a Dreamless night (AC 0), œuvre de l’artiste multimédia Ali Cherri, c’est d’abord se familiariser avec l’espace intérieur et le circuit qui conduit, si l’on dédaigne l’ascenseur, en pente douce de la zone d’accueil à l’espace dédié aux expositions, rendant lisible l’organisation du lieu et sa vocation.

AC 0

Un panneau conseille au visiteur muni d’un mince livret de pénétrer d’abord dans la salle des installations qui précède la salle de projection où se donne en continu le film titre de l’expo traduit par « le songe d’une nuit sans rêve ». Ce dispositif est inverse de celui adopté par l’institution italienne co-partenaire de cette production qui a d’abord été présentée au GAMeC de Bergame, où la projection précédait les installations.

Installation 1 : L’oiseau démembré

Le premier regard en pénétrant dans la salle appréhende sa longueur occupée d’un bout à l’autre, dans la continuité (AC 1), par des propositions visuelles dont seules les deux premières s’identifient. Il faut alors se déterminer à suivre ou non la succession dans l’ordre de la mise en place, qui est peut-être une mise en scène.

AC 1

Le visiteur – photographe de smartphone – qui signe ce récit choisit de s’arracher à l’attraction suscitée par des têtes géantes montées sur piques et leur tourne le dos pour saisir une vue d’ensemble de l’installation appelée The Dismembered Bird, avant de s’approcher d’une tête de rapace (AC 2) ressentie comme particulièrement agressive et immédiatement perçue comme celle d’un aigle, cette dénomination s’imposant alors au détriment du générique inoffensif d’oiseau.

AC 2

Le déplacement suivant évite les formes larges peu déchiffrables au premier coup d’œil pour s’arrêter sur une vision choc, celle des pattes de l’aigle (AC 4) qui ainsi sectionnées et mentalement rapportées à la tête précipitent en un raccourci saisissant la réalité violente du démembrement.

AC 4

Il est plus aisé ensuite de s’attarder sur les ailes de l’oiseau et leur matière composite terreuse (AC 5) dont on aimerait toucher la rugosité, matière qui porte les traces de dessins (AC 6) semblant en cours d’effacement comme s’ils avaient été exposés aux outrages d’un désert quelconque, témoignant ainsi de leur fragilité (AC 9).

Quant à la pièce centrale du corps de l’animal à laquelle devraient se rattacher les morceaux épars, elle laisse une impression d’informe malaisante (AC 8).

AC 8

Repassant en vue d’ensemble, la consultation des informations disponibles signale la provenance d’objet d’antiquité de la tête, fragment prussien du XVI ème siècle, acquis par l’artiste, opposé aux moulages mêlant terres, sables, résines et pigments. Si le visiteur s’interroge sur le statut de témoignage de ces pièces à la fois dissociées et assemblées, il ne s’étonne pas de l’association qui lui parait s’imposer avec les aigles romaines (H1) à jamais symboles des ambitions et des pouvoirs de la Rome éternelle, … dont l’installation dirait en contrepoint l’effondrement et la finitude.

H1

Installation 2 : Les sept soldats

Face à face avec des têtes surdimensionnées, imposantes, dont le visiteur se dit un instant qu’elles pourraient avoir été coupées, séparées du reste de leurs corps, exhibées, châtiées peut-être pour avoir failli : le contact avec The seven soldiers est rude et fascinant et chaque tête appelle et requiert une attention soutenue (AC 11).

AC 11

L’obligation que le visiteur s’est donnée de photographier chaque visage – car ce n’est plus de tête qu’il est question mais bien de visage (AC 14) – renforce cette attention, aiguise le regard, incite à saisir aussi les profils. S’agirait-il de cerner une identité au sens judiciaire du terme tant il apparait très vite que ces visages sont fortement individualisés (AC 15), à la fois semblables et dissemblables ?

Le cadrage force à voir, arrêt après arrêt devant chaque figure, qu’elles partagent la même infirmité : des yeux clos dont on s’aperçoit en les scrutant qu’ils semblent avoir été scellés, paupières collées par quelque indicible cordon de soudure. Si torture il y a eu, le temps a passé et les visages ne portent que les traces de leurs effets sur ces peaux martelées, balafrées (AC 18), ravinées à la façon des ailes démembrées.

AC 18

Le livret ne dit rien de cela, renvoie plutôt à une plongée dans le sommeil (AC 21) et précise qu’elles sont faites de fibres de verre aux surfaces incrustées de terre et de pigment. Sont-ce bien des soldats se demanderait le visiteur si la présence d’un casque sur trois têtes ne confirmait leur statut (AC 24) autant que son absence renvoie à leur déréliction les têtes nues dépossédées de cet attribut.

Reste que la contemplation de ces faces abimées révèle leur insondable singularité, chacune unique absolument (AC 27). Ce que le visiteur éprouve dans chacun de ces échanges silencieux confirme la puissance émotionnelle de la relation nouée avec l’œuvre et son auteur, même si la consultation ultérieure du texte du catalogue le renverra à une lecture prioritairement politique (AC 29).

Sur le moment une impulsion le pousse à se retourner sur les sept soldats vus maintenant de dos dont il imagine que les yeux clos perçoivent sans les voir les parties de l’aigle démembré, en communauté de destin avec la déroute de l’armée dont ils furent membres (AC 34). Sept, ils étaient sept et sept aussi les champions conduits par Polynice pour forcer les portes de Thèbes défendues par les champions que conduisait son frère Etéocle, frères ennemis qui allaient s’entretuer, accomplissant la malédiction jetée sur eux par leur père Œdipe, l’aveuglé.

AC 34

Installation 3 : Réveillez-vous Soldats, Ouvrez vos yeux

Nous qui visionnons les images précédentes nous apercevions déjà de loin leurs silhouettes au-delà des soldats aux yeux clos, l’un à gauche, l’autre à droite, et leur position nous semblait bizarre, intrigante. Nous nous préparons à suivre le visiteur qui s’est avancé, tournant alternativement la tête d’un côté et de l’autre, contournant des plantes sculptées, surpris par la haute taille de ces combattants contrastant avec leur posture courbée (AC 42). Drôles de soldats assurément, guère menaçants (AC 43), que ceux à qui s’adresse l’injonction du titre Wake up Soldiers, Open your eyes (AC 44), à moins que ce soit eux qui interpellent ainsi the seven soldiers.

En regardant avec acuité ces silhouettes bancales (AC 45), le visiteur prend conscience de l’amenuisement de leur corps du bas vers le haut et de l’étrangeté de leurs fusils (AC 46) qui font plutôt penser à des jouets d’enfants (AC 47) quand leurs visages malmenés suggèrent la maladie débilitante.

Les photos prises sous différents angles rendent bien compte de ces aspects inquiétants. Serait-il exagéré de les envisager comme pure caricature moquant l’antithèse de la figure martiale attendue, ces pitoyables personnages (AC 48 – AC 49) bien incapables de se réveiller et d’ouvrir leurs yeux dans l’état d’impuissance qu’ils manifestent, victimes d’un mal inconnu ? Le catalogue nous apprendra qu’elles sont aussi des images symboles de l’effondrement qui menace toute structure institutionnelle.

Installations 4A et 4B : A. Le jardin des figues de Barbarie – B. Nous cultivons des épines pour que les fleurs s’épanouissent

La troisième zone de cette longue salle galerie fait coexister sur le même espace les fragiles soldats faits d’argile et de sable colorés avec les splendides sculptures de figuiers de Barbarie dont l’insolente beauté défie leur environnement déliquescent (AC 36).

AC 36

Certes The Prickly Pear Garden pourrait bien être le jardin d’Eden d’après l’expulsion du Paradis, ose à peine se formuler le visiteur, un jardin forteresse défensive (AC 37) protégé par les épines de ses cactus, aussi dérisoires épines que celles de la rose du petit prince du désert, que balaieraient les feux nourris d’armes offensives et qui pourtant s’obstineraient à repousser après la destruction (AC 38).

En photographiant ces plantes où le visiteur – dans la présence qui ne se laisse jamais oublier de ces soldats en armes – découvre les richesses de leurs différences et des aspects qu’elles offrent, de l’émergence à la fin de la floraison, de leur translucidité et de leur opacité, du vert au brun dus au passage des saisons, de ces végétaux qui se dessèchent sans chuter (AC 39), qui résistent aux caprices climatiques ce qui leur a permis, expliquera le catalogue, de s’expatrier au-delà de leur territoire d’origine d’Amérique centrale pour coloniser nombre de pays méditerranéens (AC 40).

La promenade dans le jardin, dans l’intranquillité de la surveillance militaire fût-elle affaiblie, s’achève sur le mur du fond de la salle où s’expose une série d’aquarelles (AC 50) qui proclament silencieusement We Grow Thorns so Flowers would Bloom, profession de foi en forme de planches botaniques délicates et précieuses (AC 51) qui dévoilent le mystère, encore celé dans les sculptures des cactus, d’un processus continu de l’apparaître au disparaître, (AC 52) de la vie à la mort, du naître au renaître, où prend place l’exaltation d’un moment privilégié qui concentre la beauté du monde et justifie sa préservation, celui de l’épanouissement de la fleur que protègent ses épines. Et puis là, brutale et soudaine et douce, à la gauche de la série, la vision d’un corps de rossignol qui chute (AC 53).

Film : Le guetteur

Quitter la galerie des installations et entrer dans l’obscurité de la salle de projections où le film en cours va se terminer. S’en détourner pour regarder en face de l’écran une immense toile de fond de théâtre de 6m de haut (Theater Backdrop) (AC 55) qui combine les formes et images vues dans les installations dans un paysage dévasté sans présence humaine (No Man’s Land). Prendre place et s’asseoir pour visionner le film d’Ali Cherri (Dreams of a Dreamless night) (AC 0).

AC 55

Le visiteur sait que le film a été tourné à CHYPRE dans la zone tampon qui sépare le territoire de la république grecque de Chypre au sud de celui de la république turque non reconnue au nord. Le film s’ouvre sur plusieurs images en capture d’écran – toutes les photos de ce film sont des captures d’écran prises par le visiteur – de la tête du guetteur, un jeune soldat turc chargé de surveiller la frontière, interprété par un jeune acteur non-professionnel, sortant de son service militaire (AC 56 – AC 57 – AC 59 – AC 60).

Suivent celles de la tour de guet d’où le guetteur veille sur son environnement (AC 61 – AC 62 – AC 63 – AC 64).

Puis prises de vues sur la fenêtre de guet, meurtrière vitrée où se fracassent régulièrement des oiseaux dont le soldat grave chaque disparition (AC 65 – AC 67) et photos yeux clos, yeux ouverts (AC 68 et AC 69) vus à travers cette vitre souillée.

Viennent les images du passage du crépuscule à la nuit (AC 70 – AC 71- AC 72 – AC 73 – AC 74 – AC 75).

Puis le travail de vigilance en deux images (AC 76 et AC 77) et deux pour la routine (AC 78 et AC 79).

Rupture du rythme avec le soin pris à donner une sépulture au dernier rossignol massacré, en écho à l’aquarelle d’un rossignol chutant (AC 80 – AC 82).

Une photo, une seule pour le repos du guerrier Bulut (AC 85). Regards sur un village détruit et une habitante éprouvée par la guerre (AC 87 – AC 89 – AC 90) qui évoque le nom d’un martyr donné à leur troisième enfant.

De cette longue série suinte l’impression de fatigue résultant de la routine et de l’ennui des procédures et se profile une question et bientôt un doute sur le sens d’un travail de surveillance d’un ennemi qu’on ne voit pas et dont on se demande à peine quand, comment et où il se manifestera. Alors que les images défilent le visiteur voit s’inscrire en filigrane ses souvenirs de l’histoire parallèle contée par Dino Buzzati du lieutenant Drogo au fort Bastiani, gardien inutile d’une frontière morte, et de Zangra la chanson de Brel qui en est inspirée. L’insupportable pour le guetteur nait aussi de ses échanges téléphoniques avec un collègue qui ne se soucie guère de ses observations répétitives, au point de n’accorder aucune importance à son insistance à prévenir d’une lumière qui semble se déplacer, le laissant seul avec son inquiétude et sa volonté de tenir bon (AC 92 – AC 95 – AC 96 – AC 97- AC 98 – AC 99 – AC 100).

Sa vigilance malgré l’épuisement semble payer quand ses jumelles détectent une file en mouvement dont le nombre va croissant au fur et à mesure de sa progression. Très vite il n’a plus aucun doute, c’est bien un bataillon qui avance et se dirige dans la direction de la tour de guet. Plus il s’approche plus le guetteur « voit » des soldats inquiétants dont les yeux semblent aussi clos que ceux des seven soldiers et les fusils aussi menaçants que ceux des deux militaires (AC 101 – AC 102 – AC 103 – AC 104 – AC 105 – AC 106).

Et voilà que l’un d’eux se détache des rangs et vient à sa rencontre à moins que ce soit lui qui s’en rapproche. C’est un géant qui lui propose de les rejoindre mais le bataillon tourne le dos et reprend sa marche en arrière (AC 108 – AC 109 – AC 110 – AC 111- AC 112- AC 113).

Depuis l’image aux yeux clos le visiteur ne s’interroge plus sur le réalisme de la vision, non ce n’est pas l’ennemi qui va franchir la frontière comme il le fait in fine dans le Désert des Tartares, ce serait plutôt le fruit hallucinatoire d’une fatigue intense où se fantasme peut-être une envie d’échappatoire. Retour au réel de la situation chypriote dont la frontière intérieure n’a guère bougé depuis 1974 et la fin des conflits armés mais dans ce statut quo qui fige l’espace, les paysages eux comme les humains portent les stigmates de la guerre et dénoncent silencieusement la violence infligée (AC 114 – AC 115 – AC 116). Le visiteur quitte lentement les lieux et se rend à la librairie où il se procure les livres et les documents qui lui permettront d’en savoir plus sur l’œuvre de cet artiste dont l’exposition vient de l’interpeller et de le toucher. La visite effectuée avec une information préalable minimale sur sa biographie et son itinéraire a été vécue dans la subjectivité d’un regard et d’une sensibilité que l’étude du catalogue et des documents complète et enrichit, notamment sur le rôle des musées et le discours qu’ils tiennent par leurs choix iconographiques, esthétiques et scientifiques. Cette visite d’expo se conclue provisoirement (?) par ce compte-rendu sur le site d’Hadrien 2000 dans le cadre du cahier « Arrêts sur images ».

6 – Regarder « le grand regardeur de tout »
dans le tableau de Van Eyck « La Vierge du chancelier Rolin »

Le Louvre salle de la Chapelle
En haut des escaliers de marbre qui conduisent à la salle de la Chapelle, arrêtons-nous un instant avant de pénétrer dans la pièce qui consacre le travail de restauration d’une pièce maîtresse du Musée du Louvre dont l’éclat s’était fâcheusement terni (VR 1 et VR 2).

Nous avons en tête les questions posées par ce musée qui se présente comme « une école du regard » cf l’édito d’avril et celles très nombreuses que soulève l’examen du tableau de Van Eyck. Précisément nous écrivons spontanément « l’examen » et non pas « la vue », comme s’il allait de soi que notre regard a besoin d’être guidé pour que nous puissions réellement « voir » ce que nous avons sous les yeux, qu’un simple et court aperçu ne permet pas de déchiffrer, notamment lorsque nous sommes en face d’une œuvre étrangère à notre environnement familier (VR 4).

VR 4

Ainsi procède le grand-père de Mona qui lui demande d’accorder une attention suffisamment longue à la fresque de la Renaissance devant laquelle ils se sont arrêtés, sachant que « contrairement à une idée reçue, il fallait du temps pour pénétrer la profondeur de l’art, que c’était un exercice fastidieux et non un ravissement facile. Il savait aussi que Mona, parce que c’était lui qui le lui demandait, allait jouer le jeu et que, malgré son embarras, elle scruterait avec l’attention promise les formes, les couleurs, la matière » (Thomas Schlesser, Les yeux de Mona, p 31).

La sagesse de ce grand-père n’impose que la vision d’une seule œuvre mais nous avons tous fait probablement l’expérience lors d’une visite d’exposition d’un arrêt plus prolongé devant l’une ou l’autre des pièces accrochées comme si l’œuvre avait le pouvoir de capter notre attention, de la retenir le temps qu’elle imprime notre rétine et que nous puissions mentalement en restituer l’image bien après la sortie du musée ou de la galerie. S’interroger sur l’effet produit sur nous par ce qui nous a « touché », faire l’effort de se l’expliciter, peut alors conduire à l’envie d’en savoir plus, de se laisser guider dans une découverte approfondie par la médiation d’une revue ou d’un catalogue. C’est une démarche différente de la visite guidée dont le médiateur sélectionne et désigne à notre attention les œuvres les plus significatives qu’il mobilisera en pointant de la voix ou du laser les détails que nous n’aurions pas nécessairement remarqués.

Un tableau au centre
De ce point de vue, maintenant que nous entrons dans la salle de La Chapelle, nous ne pourrons que saluer l’extraordinaire outil d’observation des détails de la « Vierge du chancelier Rolin » qu’offre la video des photographies en très haute définition, nous permettant de voir ce que l’œil ne perçoit pas ou mal et de constater que les détails sont autant d’œuvres dans l’œuvre d’un très grand artiste. Au centre de la pièce le chef-d’œuvre est entouré d’autres tableaux et objets de grande qualité qui en sont comme un écrin précieux – mais sur lesquels nous ne nous arrêterons pas ici, même si leur intérêt le justifierait – pour nous concentrer sur ce petit tableau de 71 x 65cm peint vers 1435 (VR 7) dont la conservatrice Sophie Caron sera notre médiatrice, tant il est sûr que nous ne pouvons pas nous passer de la compétence de l’historien de l’art pour pleinement apprécier ce que le peintre nous donne à voir et à comprendre (VR 5).

Un face à face au premier plan
Commençons par le titre de ce commentaire élu par son rédacteur parce qu’il consonne fort bien avec l’impression dominante éprouvée après de longs moments passés devant le tableau et ses reproductions. D’apprendre qu’un chroniqueur de l’époque désignait ainsi le chancelier Rolin comme « le grand regardeur de tout » éclaire à la fois le rôle et la position sociale de ce bourgeois promu chevalier, au service successif du duc de Bourgogne Jean sans peur et de son fils Philippe le Bon. Comment ne pas s’étonner du face à face, à même hauteur, d’un homme agenouillé mains en prière et de la Vierge Marie assise yeux baissés sur son fils (VR 7B) enfant-dieu sauveur du monde tenu dans sa main gauche et semblant bénir de sa main droite son vis-à-vis le chancelier (VR 7D) ?

Alors que les commanditaires d’une œuvre sont généralement représentés en taille réduite au bas du tableau, nul ne peut douter de la volonté de représentation en majesté d’un personnage puissant en costume somptueux qui fait oublier sa position à genoux et éclipse presque l’humble posture de la Vierge (VR 7C), étrangère à la couronne fastueuse (VR 7F) élevée au-dessus de sa tête par un ange qui célèbre ainsi la dignité de la mère de l’enfant (VR 7E) un enfant dont le regard semble plus intérieur (perdu dans une prescience de son destin ?) qu’orienté vers le chancelier.

L’appellation même de ce tableau La Vierge du chancelier Rolin, raccourcie en la Vierge Rolin (p 41 de Grande Galerie Le Journal du Louvre) témoigne avec ces formulations banales et conventionnelles de l’historiographie d’art d’une appropriation au service d’une image d’un pouvoir à valoriser ad vitam aeternam qu’on pourrait juger hors de tout contexte temporel inconvenante sinon scandaleuse. Pour s’en convaincre il suffit de regarder La Vierge à l’enfant de Lucques de Van Eyck présente dans l’exposition qui est une peinture de dévotion privée faite pour entrer dans une intimité à méditer (Vierge de Lucques A – B – C – D).

Usage et fonction de ce tableau objet
Le musée nous informe que comme tous ses contemporains le chancelier cherchait « à consolider ses chances de salut, c’est-à-dire à réduire le temps passé au purgatoire et assurer son accès au paradis » et qu’il aurait commandé cette œuvre à Van Eyck, le prestigieux peintre de Bruges, « afin qu’elle soit son épitaphe, qu’elle le rappelle à la mémoire des vivants et les incite à prier pour son âme ». Dès lors dans ce contexte sociétal, ce petit tableau facile à transporter et qui confirme son ancrage religieux par les sculptures des colonnes illustrant des scènes bibliques (VR 9D et VR 9E), pourrait-il aussi avoir servi, de son vivant, d’objet de piété apte « à soutenir sa prière privée », à la façon d’un livre d’heures enluminé ? (VR 6)

Un visage à déchiffrer
Que lisons-nous sur ce visage si nous nous concentrons sur lui et faisons l’expérience d’une réduction progressive du corps à la tête (VR 7G – VR 7H – VR 7I) ? En s’éloignant de la première image explicite sur la situation (mains jointes – livre de prière – regard tourné vers la Vierge) on se confronte à un visage tourmenté, interrogateur, dans un rôle maîtrisé mais porteur d’une angoisse diffuse, à fleur de peau. La prière sera-t-elle entendue et le Paradis accessible ?

Un paysage au second plan (VR 9)
En passant par un jardin où nous pouvons admirer fleurs, plantes et animaux (VR 9A), fabuleux travail d’un miniaturiste prodige, nous voilà invités à suivre les deux petits personnages qui se penchent (VR 9B) pour contempler le paysage proche – un village, un pont – et lointain – un fleuve et ses méandres, des montagnes – que semblent désigner à notre attention les mains du chancelier et celle de l’enfant.

Pour apprécier ces détails regardons quelques captures d’écran de la vidéo de photos en très haute définition : les mains qui désignent (Mains 1 et 5), le quartier (Quartiers 1-2-7-11), le pont (Pont 1-2-4-5-6).

Un envers œuvre (VR 8)
A regarder impérativement comme une œuvre en soi destinée à être vue (VR 8A – 8B – 8C – 8D – 8E).
Révélation de la restauration de la Vierge du chancelier Rolin par Annie Hochart, le revers du tableau est un carré de marbre peint en trompe-l’œil qui séduit l’œil autant que la main… s’il était possible de la toucher on éprouverait « la sensation d’une pierre polie ».

« Regarder le grand regardeur de tout »
Au terme de ce parcours à la découverte d’un chef-d’œuvre magistral nous ne pouvons que rendre grâces au chancelier Rolin de nous l’avoir laissé en héritage quel que soit le regard porté sur son acte de piété. Nous pouvons maintenant nous demander si le grand regardeur de tout n’est pas aussi et peut-être d’abord ce Jan Van Eyck qui a restitué avec génie et savoir-faire un monde fabuleux de formes, de couleurs et de matières, et de sens, symboles et significations multiples sur un carré de chêne de 71 x 65cm. Enfin ne nous appartient-il pas de devenir le grand regardeur de tout ce travail de peintre, guidés à la fois par notre sensibilité et le précieux concours des historiens de l’art ? Une dernière touche pour sourire : le hasard de la place disponible pour les captures d’écran de la vidéo de photos a créé une perspective qui inverse la proportionnalité de la Vierge et du chancelier… (VR 10).

VR 10