A propos des « Antigones »

I. Préambule

A propos des Antigones vues cet été et en convoquant le souvenir de spectacles antérieurs, le petit groupe réuni le 2 août dernier pour partager impressions et réflexions sur une pièce qui appartient au patrimoine immatériel de l’humanité, s’est posé la question de l’impact de la représentation sur la réception et la compréhension de cette tragédie.

Le nom d’Antigone ouvre à lui seul l’accès à un mythe à la tonalité familière, le plus souvent d’origine scolaire, plutôt sous le truchement d’Anouilh, plus rarement sous celui de Sophocle, que le premier contact avec l’œuvre ait été établi avec le texte ou avec la scène.
Et ce nom d’Antigone active aussitôt la mémoire d’une confrontation radicale de la « petite peste », « fille indomptable d’un père indomptable » avec son oncle Créon devenu roi de Thèbes, confrontation engendrée par un geste symbolique d’ensevelissement porteur d’un conflit de valeurs excluant toute possibilité de négociation et ne trouvant une résolution – provisoire – que par la défaite, apparemment radicale elle aussi, des protagonistes.
Mais le nom d’Antigone nous fait souvenir à bon escient que le mythe renaît sans cesse de ses cendres et que le conflit se rejoue encore et encore, incarné dans la fiction comme dans le réel par de nouveaux acteurs qui le prennent en charge pour témoigner du sens de cette aporie existentielle, fondamentale pour une humanité appelée ponctuellement, hic et nunc, à se prononcer pour le primat d’une des valeurs antagonistes : reconnaissance et respect de la transcendance de chaque être humain ou nécessité du maintien d’un ordre social garantie de la survie de la communauté…

Quelles traces laissent donc en nous la représentation in vivo d’une telle aporie qui a pris forme avec Sophocle sur l’espace et le temps scéniques dévolus à la tragédie ?
Trois spectacles vus cet été ont servi de support à nos échanges :

En Avignon :
– celui du metteur en scène japonais Satoshi Miyagi, donné dans la cour d’honneur du Palais des Papes, sélection du festival IN
– celui de la compagnie burkinabé Marbayassa, Antigone i ma kou, d’après Sophocle, proposé dans le OFF

A Vaison-la-Romaine :
– celui du Théâtre Demodocos animé par Philippe Brunet programmé dans le cadre de la XVIIIème Semaine de Théâtre Antique de Vaison-la-Romaine

II. Trois formes d’émerveillement

Les personnes participant à ce groupe de réflexions partagées ont choisi prioritairement d’évoquer la représentation d’une Antigone ayant suscité chez elles une très forte émotion et une forme d’émerveillement, avant de confronter ces impressions à celles résultant d’autres visions proches ou éloignées. Ce qui suit n’est pas une analyse critique de chaque spectacle mais le reflet des émotions éprouvées et des images résiduelles prégnantes dans les mémoires.

A propos de l’Antigone de Satoshi Miyagi

L’impression dominante est celle d’un envoûtement, d’un rêve éveillé dans un temps suspendu où l’on entre dès l’arrivée sur les gradins, saisi et subjugué par la beauté immédiatement offerte de ces apparitions presque fantomatiques glissant lentement photophores à la main sur une pellicule d’eau où affleurent quelques rochers. Inoubliable et fulgurante émotion.
Jusqu’au terme de la représentation rien ne suspendra la prégnance de cette immersion dans la liturgie poétique d’une cérémonie funèbre à la fois sobre et somptueuse à laquelle nous sommes conviés, non comme spectateurs, mais comme intimes d’une tragédie remémorée.
Ni l’ouverture avec le récit légendaire conté en français avec humour par les comédiens campant agilement leurs personnages, ni la dissociation des rôles parlés et des rôles joués, ni la langue japonaise, ni le sur-titrage sur le mur du fond ne troubleront aucunement l’attention captive de cette magistrale entrée en jeu. Le déploiement dans l’espace chorégraphié par des corps musicalement animés par leurs voix distantes, la projection de leurs ombres agrandies sur la paroi de ce palais hautain, le lancinant et poignant accompagnement de la cohorte des instrumentistes en fond de scène, nous conduisent pas à pas vers l’accomplissement de ce magnifique rituel funéraire exorcisant la violence inscrite au cœur de la tragédie.
Il semble même, tant un sentiment de plénitude nous saisit, que cette violence soit en voie d’effacement au point de ne nous en parvenir que comme un écho à peine encore perceptible. Est-ce bien « notre » Antigone qui revit ici lorsque s’avance la barque dont le nautonier dépose sur l’eau où ils se dispersent librement les lumignons hôtes des âmes des disparus ? Imprégnée d’une culture bouddhique japonaise pacifiant les oppositions meurtrières après qu’elles se soient déployées, cette Antigone l’est tout autant d’une compréhension fine et profonde du mythe grec. Ce sont bien les ombres des héros morts qu’en nouvel Ulysse Satoshi Miyagi, incomparable passeur, convoque sur les rives de l’Achéron.

A propos d’Antigone i ma kou

C’est d’Afrique que nous vient cette Antigone enracinée sur le territoire du Burkina Faso mais qui dit le malheur opprimant nombre d’autres pays de ce continent soumis au même pouvoir dictatorial militarisé. Figure de résilience et de rébellion, se lève une femme jeune et puissante que n’effraient ni les treillis ni les gâchettes et qui s’oppose gaillardement au discours raisonneur et musclé de Créon, son oncle, le dictateur. Une jeune femme qui dit et redit un non clair et ferme à l’ordre rejeté. Déterminée assurément, rebelle absolument.
Couleurs chaudes des costumes sur les peaux sombres, vivacité des corps qui s’empoignent, martèlement des sons, pulsation des danses, articulation soignée des phrasés, restituent avec peu de moyens, sous la conduite du metteur en scène Guy Giroud, une Afrique formidablement vivante et passionnée, à l’image emblématique de ce personnage de mère nourricière, grondeuse et consolatrice, médiatrice habile et tenace des forces en présence.
Cette Antigone, pièce politique ancrée dans l’actualité et porteuse d’une signification atemporelle, a séduit son public par son énergie vitale et la force jaillissante de son message rendu plus accessible et plus touchant peut-être que sous les habits d’une tradition devenue académique. Elle donne en effet à ressentir ce qu’exprimait Thomas Sankara, le héros burkinabé assassiné : « L’Homme doit pouvoir s’asseoir et écrire son bonheur ; il peut dire ce qu’il désire. Et en même temps, sentir quel est le prix à payer pour ce bonheur. »

A propos d’Antigone du Théâtre Demodocos

L’Antigone présentée cette année par le Théâtre Demodocoss respectait tous les codes du théâtre antique grec avec ses comédiens exclusivement masculins sous des masques expressifs et des costumes subtilement différenciés dans leur simplicité harmonique, ses chants et ses danses et surtout peut-être cette diction en grec ancien comme en français respectueuse du rythme de la langue poétique versifiée.
Donnée à 7 heures d’un matin calme et ombragé dans ce lieu intimiste et ouvert qu’est le théâtre du Nymphée sur le site archéologique de Puymin, la représentation a émerveillé nombre de spectateurs dont plusieurs connaissaient les versions antérieures mises en scène par Philippe Brunet et qui ont été particulièrement touchés par cette nouvelle proposition chargée d’émotion contenue, puissante et délicate.
Pour certains qui découvraient en même temps l’œuvre de Sophocle et le travail du Théâtre Demodocos, la surprise de ce contact avec un théâtre total moins soucieux de restitution archéologique que de reviviscence de l’esprit des origines fut un ravissement au sens étymologique de ce mot. L’émotion esthétique suscitée en continu par les images, les mouvements et les sons fut si forte que le texte pouvait en être oublié au profit de la révélation délivrée par les masques sur la douleur et la grandeur du destin humain.

III. Questionnements

Qu’en est-il de l’ombre portée par les souvenirs de spectacles antérieurs ?

Si je me souviens d’un Créon impressionnant, hurlant par la bouche d’un François Chaumette, peut-être le Kréon de l’Antigone de Brecht produite en 1972 au Théâtre de l’Odéon, je ne peux que penser avoir assisté au Palais des Papes à une Antigone tellement « autre » que sous le nom commun se jouent des œuvres dissemblables alors que je ressens les Antigones de Satoshi Miyagi et de Demodocos apparentées au-delà de leurs différences formelles.
Si je me souviens de spectacles scolaires de l’Antigone d’Anouilh qui m’ont agacée par un ton geignard sans plus savoir si cette impression tient à l’œuvre ou à l’interprétation, je peux avoir le sentiment d’une révélation en découvrant la puissance de la dimension politique du conflit mis en scène par Philippe Brunet. Si j’ai encore dans ma mémoire vive une scène interprétée par de très jeunes comédiens lycéens, je peux être profondément émue de les avoir vus accéder à une compréhension profonde du texte de Sophocle, impeccablement restituée dans le travail scénique.
Ces quelques exemples nous conduisent à différencier le mythe, l’œuvre et sa représentation en observant que si, selon les cas et les expériences, la seule lecture ou la seule représentation donnent accès à une bonne compréhension du mythe, si l’impact de la représentation est souvent déterminant sur l’appropriation de l’œuvre, le rapport au texte que ce soit en préalable ou en retour d’une représentation parait essentiel à la prise de conscience des richesses que recèle l’œuvre dont chaque représentation dévoile ou souligne en les privilégiant certaines dimensions.

Qu’en est-il du traitement de la violence inhérente à l’œuvre ?

S’il n’y a pas de tragédie sans violence, si l’Antigone de Sophocle, comme celle d’Anouilh ou de Brecht et bien d’autres en explorent les modalités diverses et complexes, la lecture laisse libre l’imaginaire de chacun de se forger ses propres images alors que la représentation scénique fait entrer cette violence sur le plateau en imposant au spectateur la forme et la place que l’auteur et/ou le metteur en scène lui assignent.
Le théâtre grec antique rejetait dans les coulisses la manifestation des gestes meurtriers et des violences physiques, rapportés aux protagonistes et au public par la voix d’un messager. La violence des situations s’exprimait notamment par les scènes d’agon où s’affrontaient verbalement les personnages et leurs points de vue antagonistes, notamment dans le deuxième temps de ces scènes où les mots résonnent comme un cliquetis d’épées. Et c’est le chœur qui prend en charge les lamentations suscitées par ces affrontements et leurs conséquences.
Les mises en scènes contemporaines du répertoire tragique antique peuvent tenir à distance du plateau les images de la violence comme elles peuvent aussi bien les donner à voir. Les trois spectacles évoqués respectent, chacun à sa façon, une volonté de mise à distance. Quand l’Antigone i ma kou frappe le spectateur en lui faisant entendre la déflagration des mitraillettes alors que tombent lentement devant lui les corps dansant encore des exécutés, l’image est forte mais non visuellement agressive. Quand le chœur de l’Antigone de Demodocos plaint et dénonce dans la traduction de Philippe Brunet « la parole devenue folle, et l’Erynie s’insinuant dedans les veines » c’est la contamination et la prolifération de cette violence que les mots nous font ressentir. Quand le poème visuel et sonore de l’Antigone japonaise nous laisse pacifiés après que les clameurs se sont tues, nous n’avons rien oublié de ce qu’elles commémoraient mais nous sommes devenus prêts à les entendre sub specie aeternitatis, du point de vue de cette éternité où les morts enfin peuvent reposer en paix.

Qu’en est-il de la perception de la grandeur tragique, marqueur du théâtre antique ?

S’il importe peu que les auteurs grecs traitent de rois et de reines puis qu’ils ne sont que les porte-parole d’une humanité en souffrance au même titre que les clochards sublimes de Samuel Beckett, pouvons-nous relier les émotions que nous avons éprouvées à la perception d’une dimension spécifique du théâtre grec, cette notion de grandeur dont l’appellation même pourrait être étrangère aux sensibilités contemporaines imprégnées de verve sarcastique et de réalisme documentaire ?
L’Antigone africaine, la plus proche d’un univers que les medias nous ont rendu familier, signe certes dans son adaptation de la pièce de Sophocle une tragédie pour notre temps, actualisation d’un cas de figure qui ne cesse de se répéter au fil des siècles et des cultures. Mais si précisément elle demeure tragique et ne se dégrade pas en drame et moins encore en mélodrame, n’est-ce pas en raison du témoignage porté sur ce qui en l’homme, une femme en l’occurrence, est plus grand que l’homme et garantit son humanité ?
Certes les Antigones grecque et japonaise ne nous introduisent pas dans la quotidienneté de nos vies mais en se situant à mille mille de toute terre habitée comme dirait le petit prince de Saint Exupéry, elles désignent à l’horizon de leurs mutuelles planètes la ligne rouge en deçà de laquelle nous risquerions de déposer les armes et de ne plus nous souvenir de qui nous sommes et ce que nous sommes. Le rituel de la représentation et ses formes étrangères aux images et sonorités qui nous assaillent dans l’ordinaire de nos jours posent et imposent dans leur verticalité assumée une transcendance dont notre horizontalité ne saurait se passer.

Synthèse rédigée par Annie Blazy à partir des notes prises lors de l’entretien du 2 août 2017 – Photo Lot