Le motif mythologique

Médée et Cassandre viennent d’Asie. L’une, magicienne, la fille du Soleil, venue des replis de la mer noire, entre Caucase et Danube, a aidé Jason à emporter la toison d’or, puis l’a suivi jusqu’à Corinthe, où elle est restée lointaine, sauvage, étrangère, inassimilable, malgré les deux enfants qu’elle donne à son protégé ; répudiée par Jason, elle tue ses propres enfants et sa jeune rivale, avant de s’envoler ; l’autre est une captive troyenne, une princesse de sang royal, prêtresse et prophète d’Apollon, divinatrice condamnée à ne jamais être crue ; elle porte le malheur des siens, de sa ville, et partagera le malheur du vainqueur, Agamemnon.

Etrangères, elles parlent toutes deux une langue inconnue, incompréhensible, en totale rupture avec leur entourage.

La figure de Médée a inspiré le drame éponyme d’Euripide ; Cassandre constitue le sommet lyrique et dramatique de l’Agamemnon d’Eschyle.

Interprétation et dramaturgie

Après l’issue fatale et sanglante de leurs deux destinées, les dramaturges de l’Antiquité ont choisi d’actualiser l’événement en leur donnant, de toute éternité, la posture particulière que ces femmes avaient dans le mythe. Joués par des acteurs masculins masqués dans l’Antiquité grecque, les deux personnages sont en contradiction avec leur entourage ; le visage de Médée dément son sentiment tourmenté. Celle-ci dissimule sa souffrance et son projet meurtrier, ou le confesse aux femmes du Chœur qui ne peuvent que constater avec effarement la noirceur du projet. Cassandre, incapable de répondre à Clytemnestre qui l’interrogeait, porte ses visions à un point extrême d’incompréhension et d’énigme pour les Vieillards du Chœur qui l’entourent.

Un témoin, sur les lieux du drame, tente de recoller dans sa mémoire les morceaux d’une mémoire inconcevable. Ce pourrait être un philologue. Ou un moine, une sorte de prêtre. On voudrait dire un poète, si le terme n’était galvaudé et porteur de très dangereuses ou douteuses représentations.

Le nô de Médée. Un moine veille sur la tombe des enfants de Médée. Pourquoi a-t-il choisi de veiller sur cette destinée particulière ? On ne sait. Mille autres destins auraient mérité son attention et sa piété. En tout cas, à un moment il s’efface lorsqu’il pressent l’approche de l’Ombre de Médée. Et elle arrive, comme dans un nô, avec un masque de nô, celui de la jeune femme, de l’aimée, de la jeune fille qu’elle voudrait redevenir pour l’éternité, et vient expier son funeste geste de la seule manière possible, en le rejouant littéralement, dans les mots d’Euripide, plaçant ses pieds dans les pieds de l’iambe tragique.

Le nô de Cassandre. Un aède revient à l’emplacement du palais de Mycènes. Il joue sur son instrument. Il voudrait chanter les éléments de l’épopée. L’Odyssée l’emmène chez les ombres, il suit Agamemnon. Il voudrait raconter l’incompréhension de tous. Mais il doit jouer. Il résout la contradiction dans le jeu, dans le choix du drame. Il chausse à vue son masque, sa coiffe, les voiles de la robe. Il ne raconte plus. Il joue. Il reprend les mots d’Eschyle. Il fixe les vertiges méliques qu’il esquissait sur son instrument. Il place ses pas dans les pas de la parole de Cassandre.

Pourquoi la dimension du nô ?

Le théâtre japonais est issu, on le sait du théâtre continental invité par l’empereur nippon au VIIe siècle. Les masques, les danses sont restés dans le théâtre de Gigaku. Au XIVe siècle, le nô s’est réinventé sur ce fond de théâtre masqué, chanté, dansé, choral, avec une dimension religieuse nipponne plus spécifique.

Au XXe s. les théâtres d’Asie ont fortement fasciné les metteurs en scène occidentaux, ont nourri leurs imaginaires et inspiré leurs recherches de formes théâtrales. C’est parfois dans une expression exotique qu’ils ont tenté de faire vivre le répertoire de l’Antiquité.

Or, il y avait une expérience plus littérale, plus radicale à mener sur ce répertoire davantage connu par son aspect littéraire que par sa dimension dramaturgique et théâtrale. En s’approchant de sa rythmique, de ses formes strophiques, de ses danses, de son jeu masqué, de sa langue.

Dans sa relation à l’Autre (africain, asiatique), qui est souvent au cœur de ses préoccupations, la tragédie grecque pouvait donc trouver une manière de se refonder dans son étrangéité et dans l’étrangeté que constitue son être propre, négligé (ou méprisé aujourd’hui par une partie du théâtre contemporain).

C’est pourquoi Médée et Cassandre, les étrangères, parleront grec ancien. Et que le signifiant du masque grec sera ramené du Japon ou de Java, pour rapprocher le théâtre grec de lui-même.

Le temps sera celui, postdramatique, d’un moment insituable, sis entre jadis et aujourd’hui, celui du retour toujours renouvelé, toujours recommencé.

Production : Théâtre Démodocos, avec l’aide de l’association Hadrien 2000 de Vaison-la-Romaine, et l’aide de l’université d’Orléans.

Texte français, mise en scène et jeu : Philippe Brunet

Costumes : Florence Kukucka

Instruments : flûte palawan, qanoun

Masque nô et masque de Java (dessin Anahita Bathaïe / sculpture Jamhari)

Création le 9 septembre 2022 à Orléans, cour de l’Archevêché, rue Dupanloup.

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