Dans le recueil de ses chroniques pour le Monde de l’Education qui vient d’être publié dans les Carnets de L’Herne sous le titre de l’une d’elles – Andromaque, veuve noire – Michel Serres fustige impitoyablement l’héroïne si chère à nos souvenirs homériques et raciniens.
Loin d’admirer la fidélité passionnée à son époux défunt et son refus de s’ouvrir à tout projet de vie, il condamne sa fixation dans le souvenir et sa volonté d’arrêter le temps, qui englue ses proches et d’abord son fils dans un no future terrifiant. Elle seule survivra et règnera : veuve noire, génitrice abusive, saturée d’instinct de mort, araignée répétitive au centre de la toile, elle dévore à vieilles dents ces jeunes gens beaux et forts qui ne demandaient qu’à vivre, à aimer, à espérer dans l’avenir.
Si le devoir de mémoire s’impose à la conscience comme condition de l’inscription de l’espèce humaine dans l’histoire, plus essentiel est à ses yeux le devoir de projet , condition même du devenir de cette histoire. L’enfermement dans le souvenir produit de la répétition mortifère et toute culture est menacée si elle ne se projette pas vers un monde à venir. Sans ferme dessein, le passé tombe dans la mort et l’oubli; un collectif sans résolution ne sait plus écrire son histoire; sans invention ni œuvres contemporaines vives, une culture agonise.
Quand surgira l’envie de faire émerger son nom de la cohorte des grandes figures féminines antiques, conviendra-t-il désormais de penser, non sans honte, : Andromaque, hélas ? Déconstruction quand tu nous tiens… Vertigineuse perspective de la chute des idoles : à terre aussi, Pénélope, Antigone et bien d’autres?