Hadrien et Sabine, incertaine rencontre

Conçue il y a 23 ans pour le site archéologique de Puymin, sur l’espace dénommé « Portique de Pompée » qui accueille les copies des statues du couple impérial et celle du Diadumène de Polyclète, cette animation a été recréée pour le vingtième anniversaire de la Semaine de Théâtre Antique de Vaison-la-Romaine.

Elle met en scène la rencontre imaginée en ce lieu de l’empereur et de l’impératrice dont les statues originales, probablement édifiées lors du passage d’Hadrien vers ou de retour de (Grande) Bretagne, ont été retrouvées au pied du mur de scène du théâtre antique et sont exposées au musée Théo Desplans.

Si la rencontre évoquée est fictionnelle, les faits et caractéristiques des personnages – Hadrien et Sabine ainsi que Favorinus d’Arles, poète et secrétaire aux affaires grecques – sont conformes aux textes et références historiques, pour la plupart mentionnées par Marguerite Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien et notes annexes.

Cette forme théâtralisée offre une perspective en raccourci sur un règne et une personnalité saisis au moment clé de l’apogée de l’empire romain, alors que l’empereur met fin aux guerres de conquête et s’efforce de stabiliser les frontières de l’empire.

Mêlant le ton d’une conversation privée, non dénuée d’ironie et d’animosité, à l’expression des principales orientations politiques, administratives et culturelles de l’empereur, cette incertaine rencontre s’offre comme un instantané pris sur le vif d’émotions et de positions, reflétant celles que le sculpteur a figées dans la pierre.

Mémoires d’Hadrien

Ce livre de Marguerite Yourcenar paru en 1951 et diffusé depuis à l’échelle mondiale est une œuvre magistrale qui restitue, dans une longue lettre adressée au futur héritier de l’empire romain, Marc-Aurèle, la méditation supposée d’un homme malade et sachant sa fin proche sur ce que fut sa vie d’homme privé et d’homme public.

Nourrie de toutes les sources historiques disponibles en son temps qu’elle mentionne scrupuleusement dans son carnet de notes, Marguerite Yourcenar se substitue à l’empereur au moment où il prend la mesure de son parcours, en se plaçant au plus proche de la conscience et de la sensibilité d’un homme ayant vécu de 76 à 138 après J.C. dont elle emprunte le cheminement réflexif dans une écriture aussi puissante qu’élégante.

La composition de la lecture-spectacle des extraits sélectionnés s’est efforcée de rendre compte des moments essentiels d’une histoire singulière, appréciés comme tels tant d’un point de vue objectif que subjectif, ainsi que de la complexité d’un personnage à la fois hors du commun et portant en lui « la forme entière de l’humaine condition ».

Ce sont neuf voix qui portent alternativement ce récit, accompagnées par les pulsations du violoncelle, des voix de lecteurs qui ont dû entrer profondément dans le travail de compréhension de ce texte exigeant une attention soutenue pour en faire percevoir la beauté, la finesse et la hauteur de vue. Le propos de la mise en scène, très éloigné du spectaculaire, est de créer les conditions d’une intimité dans laquelle le public est invité à entrer, confidentiellement.

Nijinski

Pour la première fois la Semaine de Théâtre Antique présente deux spectacles de danse, tous deux nourris de références à la Grèce antique : le 7 avec Demeter, le réveil de la terre et ses neuf danseuses et le 10 avec L’après-midi d’un faune, un solo librement inspiré du ballet de Nijinsky et de la musique de Claude Debussy.

Ce dernier opus a suscité l’envie de faire découvrir Vaslav Nijinsky, cet artiste exceptionnel, danseur et chorégraphe, lors d’une conférence en mots, en images et en musique donnée par Antoine Abou qui précise ainsi son propos :

1919 : il y a tout juste un siècle, un danseur prodigieux et un chorégraphe révolutionnaire de 30 ans arrêtait sa carrière fantastique pour raison d’entrée dans la folie. Un fou de danse qui disait avec raison « Je suis Nijinsky, celui qui meurt s’il n’est pas aimé. » Pour les amateurs de ballet, le nom de Nijinsky est synonyme de « dieu de la danse », rendu célèbre par ses sauts incroyables et ses « entrechats 10 ».

Etoile des ballets russes, créés par Diaghilev, il fut aussi le chorégraphe à scandale de l’Après-midi d’un faune mis en musique par Debussy et celui du Sacre du Printemps composé par Stravinsky. Avec lui, s’ouvre une nouvelle ère créative de la danse qui succède au ballet académique qu’un Marius Petipa avait porté à sa dernière perfection.

Demeter, le réveil de la terre

Des innombrables mythes gréco-romains qui ont inspiré les arts, celui de Demeter, associée à sa fille Perséphone, est l’un des plus féconds, sans doute parce qu’il traite du rapport de l’homme et de la nature dans toutes ses dimensions, physiques autant que spirituelles, ce dont témoignent les cultes qui lui furent dédiés et notamment celui des Mystères d’Eleusis.

Le grand récit, conté dans Les travaux et les jours d’Hésiode et L’hymne homérique à Demeter, pleure avec la déesse l’enlèvement par Hadès de sa fille bien-aimée Perséphone et son incessante quête pour la retrouver qui lui fait délaisser le soin de la terre devenue improductive. Zeus arbitrera sagement en accordant à la jeune femme le droit de vivre la moitié de l’année sur terre et l’autre moitié aux Enfers auprès de son époux, en sorte que se rétablisse le cycle des saisons et que la nature retrouve son rythme bénéfique.

C’est ce récit que développe dans sa chorégraphie Fabienne Courmont, conceptrice d’une danse sacrée, inspirée par théâtre antique grec, le Nô et le Butô japonais, le Bharata Natyam indien et autres disciplines alliant étroitement le corps et l’esprit.

Sa « danse de l’être » s’inscrit ainsi dans le sillage d’une Isadora Duncan, une danse libre en recherche constante d’une harmonie à trouver entre le geste artistique et le monde, au sein du chœur des danseuses en lien perceptif et sensitif avec le lieu, le moment et le public témoin d’une forme de célébration issue de la nuit des temps, fondatrice de ce que la chorégraphe qualifie d’« archéodanse ».

Les grenouilles

En 405 avant J.C., Aristophane obtient à Athènes le premier prix au concours des fêtes des Lénéennes pour sa comédie satirique Les Grenouilles dont ces batraciens forment le chœur commentateur des faits et gestes d’un Dionysos mécontent de la qualité dramatique des spectacles proposés lors de ces fêtes.

Déplorant la disparition des grands auteurs que furent Eschyle, Sophocle et Euripide, il descend aux Enfers avec l’intention de ramener sur terre son dramaturge préféré, curieusement vêtu de la peau de lion et portant la massue d’Héraclès pour lequel, couard, il veut se faire passer en traversant le Styx.

Euripide revendiquant le statut de meilleur auteur tragique jusque là reconnu à Eschyle, Hadès organise un débat entre les deux prétendants au titre dont il fait juge Dionysos. C’est alors la castagne, verbale, entre les deux rivaux dont les critiques mutuelles, acerbes et démesurées, ne laissent pas de réjouir les observateurs et qui ne dépareraient pas un actuel débat littéraire et artistique contradictoire.

Le pire, ou le meilleur, advient lorsque, devant se prononcer, le juge Dionysos imagine de peser le génie « au poids du fromage » et fait venir une balance pour s’en assurer ! Pour savoir qui sera le plus léger et qui pèsera le plus, faites confiance au pied de nez final de ce bretteur d’Aristophane et au talent du Théâtre Demodocos pour vous amuser d’abord, pour vous faire pencher du bon côté (?) de la balance ensuite…

Médée

Nous avons accueilli en juillet 2012 la représentation de Suréna, la dernière tragédie de Corneille, spectacle dont la beauté avait subjugué le public de la Semaine de Théâtre Antique. Lorsque Florence Beillacou, la fondatrice et metteuse en scène de la Cie La Lumineuse nous a contactés pour nous parler de son nouveau projet, monter la première tragédie de Corneille, nous n’avons pas hésité un instant à lui dire que nous programmerions cette pièce pour notre vingtième édition, tant son travail de restitution contemporaine du théâtre baroque avec ses codes de jeu spécifiques nous avait convaincus.

Le « jeune Corneille » joue avec délices, dans cette pièce non bridée par les exigences du « classicisme » à venir, du monstrueux et du fantastique, dans une langue puissamment charnelle et passionnée. Il explore avec une extrême finesse l’humanité sise au cœur et au corps d’un personnage dont la violence verbale et meurtrière explose le tabou suprême de l’infanticide. Si sa Médée manifeste une hubris glaçante et grandiose, comme dans toutes les versions du mythe, et suscite chez le spectateur, comme il se doit dans le théâtre tragique, terreur et pitié, elle est aussi l’être blessé piégé par les passions et ambitions des autres qui nous émeut profondément.

La diction baroque, le jeu frontal des comédiens, l’éclairage à la bougie, les panneaux dorés glissants situant la grotte ou le palais, sont mobilisés par une mise en scène dont l’esthétique plonge le public dans une atmosphère raffinée et irréelle. A ce baroque conjoint de la langue et des effets visuels et sonores, s’ajoute le resserrement sur l’action permis par la réduction d’environ 1/5 ème du texte, la suppression de personnages secondaires et le renforcement du rythme par la ponctuation de percussions.

Carte blanche à Philippe Brunet

Alors que l’association Hadrien 2000 a noué son premier partenariat avec le Théâtre Demodocos dès la constitution de l’association en 1998 et que ce partenariat a pris forme par sa participation à la croisière « Sur les traces d’Hadrien » en novembre 1999, premier acte des manifestations prévues pour la célébration de l’an 2000 dont le dernier fut cette première Semaine de Théâtre Antique, il est apparu évident de proposer pour cette vingtième édition une « carte blanche » à son fondateur et animateur Philippe Brunet.

Dans la lignée du travail accompli par le Théâtre antique de la Sorbonne qui s’illustra notamment après la seconde guerre mondiale en jouant en Grèce dans le théâtre antique d’Epidaure, Philippe Brunet, professeur de grec ancien à la faculté de Rouen, linguiste passionné par la restitution orale de la langue qui vibrait dans les lieux de spectacle aménagés en l’honneur de Dionysos, a développé depuis vingt-cinq ans ce théâtre total où s’allient la profération scandée des paroles des dramaturges et des poètes et le rythme corollaire des danses, des chants et des instruments portés par un chœur emblématique de cette tradition née à Athènes au Vème siècle avant J.C.

Si le vivier universitaire assure le renouvellement et la transmission de cette compétence collective enrichie par la participation de comédiens professionnels, cette carte blanche sera comme la signature de ce chercheur, metteur en scène et comédien, qui a voué sa vie à faire du Théâtre Demodocos l’agent privilégié d’un théâtre simplement et splendidement vivant.

L’après-midi d’un faune / Circé

Sur le plateau du Théâtre du Nymphée, un danseur et chorégraphe qui incarne depuis longtemps pour le Théâtre Demodocos ce personnage fabuleux de la mythologie qu’est le satyre, cet être hybride de la mythologie pétri d’humanité et d’animalité confondues a souhaité créer pour cette vingtième Semaine de Théâtre Antique une composition inspirée par le ballet de Nijinsky et la musique de Debussy.

Ainsi Yohan Grandsire accompagné au violoncelle par Nicolas Decker s’éveillera-t-il pour tenter sur fond de poésie grecque de séduire la muse interprétée par Fantine Cave-Radet, avant de s’éclipser pour laisser venir la redoutable et enchanteresse magicienne qui sait comment renvoyer les hommes à leur animalité. Car il est toujours question dans le monde grec antique de se frotter et de se confronter aux frontières fragiles qui s’efforcent de séparer l’humain du non-humain, de l’animalité comme de la divinité.

Le Théâtre Demodocos reprend donc avec Circé en 2019 une de ses plus anciennes créations – qui fut donnée en 1999 sur le bateau de la croisière « Sur les pas d’Hadrien » – et cela, comme dans toutes les « reprises » de pièces au répertoire, dans une nouvelle mise en scène de Philippe Brunet qui joue avec ce récit de l’Odyssée dont l’imaginaire ne cesse jamais d’intriguer et de stimuler lecteurs comme spectateurs de cette mise en images et en sons.

Qui ne prendrait plaisir en effet à cette inversion des positions où d’abord Circé effrayée par l’échec de ses sortilèges se jette aux pieds d’Ulysse pour embrasser ses genoux puis ce même Ulysse embrasser les genoux de l’ensorceleuse pour la supplier de le laisser partir ?

De rerum natura

On sait peu de choses de ce poète latin – Titus Lucretius Carus – qui vécut au premier siècle avant J.C. dans une période de graves troubles politiques et sociaux et fut l’auteur d’une œuvre unique de 7415 vers en hexamètres dactyliques dont l’influence ne cessa de s’exercer en son temps d’abord et s’affirma au fil des siècles jusqu’à aujourd’hui où il fait l’objet d’une lecture attentive et renouvelée.

Avec le De rerum natura, De la nature des choses ou plus simplement De la nature, Lucrèce a composé un hymne prodigieux au monde dans lequel les humains vivent, réussissant l’exploit de transmettre à ses lecteurs par la grâce de son écriture poétique une somme impressionnante de connaissances, de visions et de réflexions qui offrent aussi les clés d’un art de vivre et d’une sagesse débarrassée d’illusions trouvant aisément un écho aux préoccupations et sensibilités contemporaines.

Ce poème donna la plus large audience à la pensée d’Epicure qui fonda à Athènes dans son jardin au début du IVème siècle avant J.C. une école de philosophie dont la renommée et le succès s’expliquent par le caractère concret et accessible des enseignements dispensés visant à permettre à chacun de trouver le chemin d’un bonheur raisonnable.

Guillaume Boussard et Emmanuel Lascoux, tous deux héllenistes et latinistes chevronnés, proposent avec leur sélection d’extraits lus, dits et commentés et accompagnés au piano par Emmanuel, une introduction passionnante à la profondeur et à la beauté de l’œuvre de Lucrèce.

Ulysse, Circé et les cochons

Dans le livre X de l’Odyssée, Homère narre l’arrivée d’Ulysse et de ses compagnons dans l’île d’Ea où habite Circé « à la belle chevelure » et « à la voix mélodieuse ». Déjà fortement éprouvés par les mésaventures précédentes, ils doivent affronter une redoutable adversaire en la personne de la magicienne dont les philtres savants viennent à bout des guerriers les plus coriaces. Qui ignorerait encore qu’elle a le pouvoir de métamorphoser d’ordinaires et craintifs combattants en porcins gardant toutefois la conscience de leur état antérieur, supplice ô combien délicat ?

Après la version épique de ce mythe présentée par le Théâtre Demodocos, la Cie Hadrien 2000 a jugé bon d’en proposer une version décalée et un brin iconoclaste, ce qui après tout est conforme à l’esprit des parodies antiques qui déjà se moquaient allègrement d’Homère et ne cédaient en rien aux caricaturistes en matière d’ironie mordante, comme vient de le démontrer la très pédagogique exposition consacrée à Homère par le Louvre Lens.

Aussi en regardant l’affiche de ce spectacle conté vous remarquerez à l’angle d’un superbe bas-relief antique une incongrue silhouette de grand-mère grognon qui va se faire un plaisir de « déconstruire » le mythe en l’examinant avec les lunettes d’un mauvais esprit très contemporain. Cette Dame Tartine plus proche de Grand’ma Dalton que d’une mémé confiture vous livrera son point de vue acéré sur les héros antiques qui devrait amuser les grands et les petits, familiers ou non du récit homérique.