Trois Médée musicales programmées cet automne au Théâtre des Champs-Elysées disent superbement la persistance du mythe dans notre imaginaire. Que l’opéra fasse rugir la voix de l’imprécatrice au sein même des harmonieuses orchestrations de Charpentier là où Pasolini mure dans un silence impérial et glacé une Callas magistrale, toujours retentit Le cri dont la fureur pétrifie d’effroi qui ose l’entendre. Certes le siècle fut grand qui célébra comme dans le prologue de cette Médée les victoires d’un Louis triomphant dont le seul objectif serait d’étouffer la guerre par la guerre afin de rendre le calme à la terre, mais interdit par la délicatesse de sa sensibilité et les conventions de ses mœurs d’outrager cette puissance divine dont le monarque tenait sa légitimité. Alors que le grec Euripide dénonce le parjure qui dérègle l’ordre du monde et fait offense à ses garants divins et que le romain Sénèque voue la meurtrière à un impensable au-delà dont les dieux seraient absents, la Médée de Thomas Corneille fait flamboyer les douleurs de l’amour trahi et la radicalité d’une vengeance impitoyable.

Est-ce à dire que la tragédie s’est définitivement affadie en drame intimiste et que le procès en psychologisation du mythe, fait à ce même Euripide initiateur de toutes les déviances ultérieures, condamne la triste réduction d’une rebelle irréductible aux médiocrités de l’humaine condition à la pitoyable image d’une amoureuse frustrée s’abandonnant à la violence de ses affects, une borderline basculant dans le passage à l’acte?

Mais il se pourrait que le mythe n’ait peur de rien et surtout pas de ses travestissements au cœur desquels il se nicherait sans crainte, sûr de sa puissance explosive et de son inépuisable jaillissement de métamorphose en métamorphose. Souviens-toi que je suis Médée, avertit le librettiste de Charpentier qui signe une dramaturgie dont la force, à l’égal de la composition musicale, s’impose aux conventions de la tragédie lyrique baroque. Ce que le mythe explore sans fin est présent dès l’origine, du côté des frontières qui se cherchent à la mesure de leurs hantises, entre grecs et barbares, entre hommes et femmes, entre humanité et divinité.

Quand la légende première attribuait le meurtre des enfants aux corinthiens se vengeant de l’assassinat de Créon, leur roi, et de la princesse sa fille, Euripide implante sur le territoire du mythe et en son cœur l’infanticide, transgression d’un tabou à laquelle Thomas Corneille n’ accorde qu’ une place mesurée dans son œuvre, quelques vers seulement aux quatrième et cinquième acte. Ainsi se comprend la position du scénographe Jonathan Meese mentionnée dans le programme du TCE : Avec les mythes, il s’agit toujours de découper et d’assembler des éléments à nouveau dans un sens différent. Pourquoi dès lors s’étonner qu’il combine sur le rideau de scène la bouche, le nez et les yeux de Claudia Schiffer, la bouche et les yeux de Scarlett Johansson? Tout est matériau possible pour le récit mythique.