Frappé au cœur par la malédiction lancée par Nietzsche : « Périssent les faibles et les ratés : et qu’on les aide encore à disparaître ! », Jean Péloueyre, le triste héros dont François Mauriac accompagne le malheur dans Le baiser au lépreux « ferma les yeux, les rouvrit, contempla son visage dans la glace : ah ! Pauvre figure de landais chafouin, de « landousquet » comme au collège on le désignait, triste corps en qui l’adolescence n’avait su accomplir son habituel miracle, minable gibier pour le puits sacré de Sparte ! »

S’il faut en croire Plutarque c’est dans un gouffre au pied du Taygète, puits sacrificiel, que Sparte précipitait aussi bien les enfants dont la  trop faible constitution aurait constitué une charge insupportable pour la cité  que l’ennemi osant réclamer « la terre et l’eau » en gage de soumission. De ce choix d’une société de l’antiquité à l’intériorisation par un être fictionnel une vingtaine de siècles plus tard d’un corpus de normes et d’idéaux prescripteurs implicites d’une auto élimination, se déploie la vertigineuse interrogation de la valeur du geste sacrificiel. Quand le corps d’un homme marqué par la disgrâce physique engage son destin au point de le conduire à consentir à sa propre disparition pour ne pas imposer à l’autre une promiscuité douloureuse, faut-il entendre dans ce récit une défaite de la pensée ou l’excellence d’un vouloir aimer ?

Plus encore que cette apparence de « grillon » qui révulse sa jeune épouse, n’est-ce pas le piège formé par l’alliance imposée, un statut social échangé contre une intimité non désirée, qui précipite Jean Péloueyre  dans l’horreur de la négation de soi ? « On ne refuse pas le fils Péloueyre ; on ne refuse pas des métairies, des fermes, des troupeaux de moutons, des pièces d’argenterie, le linge de dix générations bien rangé dans des armoires larges, hautes et parfumées, – des alliances avec ce qu’il y a de mieux dans la lande. On ne refuse pas le fils Péloueyre ».

Il y a loin sans doute de l’univers mental et sociologique dans lequel s’inscrit ce roman publié en 1922 à celui décrit par le magazine Envoyé spécial  de France 2 programmé ce jeudi 18 octobre. Il y est question de la Chine d’aujourd’hui et de ces jeunes femmes « pêcheuses de millionnaires » et dont François Caviglioli nous dit dans le Ciné Télé Obs, supplément du Nouvel Observateur,  que  leur seul désir se confond avec l’ambition d’épouser un homme riche, très riche. « Ce qui frappe chez les millionnaires chinois, c’est qu’ils sont sans illusion. Ils ne prétendent pas être aimés pour eux-mêmes. Le millionnaire est dispensé de séduction. Son compte en banque est là pour séduire à sa place. Les nouveaux mariés chinois, les mariés de la croissance, ne sont pas regardants dans le choix de leurs conjoints. Ils ont rayé le mot affinité de leur vocabulaire. L’époux peut même être sale et répugnant. Au-delà d’un certain revenu, ça n’a plus aucune importance. »

Il est difficile d’imaginer Jean Péloueyre heureux, il est plus difficile encore de l’imaginer acquiescer à la présence dans son lit et dans sa vie d’une femme contrainte par un donnant-donnant mortifère, fut-il pleinement consenti et sans illusion.