En héros avisé, Persée avait effectué avec succès plusieurs essais du casque d’Hadès. Mais il était conscient du fait que la place de Méduse dans le règne du vivant était aujourd’hui douteuse du fait de la métamorphose que lui avait infligée Athéna. Si son corps de femme et sa très grande beauté n’avaient pas été altérés par le châtiment divin, ses cheveux s’étaient transformés en serpents venimeux. A l’évidence, il y avait maintenant chez elle autant d’animal que d’humain, et Persée souhaitait, en dépit de la confiance totale qu’il plaçait dans la magie des Dieux, tout simplement vérifier l’efficacité du casque sur la famille des reptiles.

Il se rendit pour cela dans le désert du Katalakos et attendit la tombée du jour pour se mettre à l’affut. Installé non loin d’un amas rocheux propice à la chasse au serpent, Persée contempla un moment le reflet des étoiles dans le casque étincelant qu’il tenait dans ses mains. La quiétude du désert le surprit. Les feux scintillants de la voûte céleste s’allumaient tour à tour et semblaient dialoguer. Le silence était total, absolu, et Persée goûtait ce moment d’apaisement avec félicité. Curieusement, il ressentait une familiarité étrange avec un groupe d’étoiles particulier à la clarté diffuse, une sensation quasi-amoureuse qu’il ne parvenait pas à expliquer. Tout à sa rêverie, il fut brusquement interrompu par l’arrivée soudaine d’un jeune homme hors d’haleine, pourchassé par un petit groupe d’hommes en armes manifestement décidés à lui faire passer un mauvais moment !

– Ils vont me tuer, je n’ai rien fait, par pitié, aide-moi ! le supplia-t-il en se laissant tomber au sol à ses pieds, à bout de souffle.

Persée s’interposa sans hésiter. Les trois assaillants, massifs et grossiers, portaient des cagoules de cuir sombre au travers desquelles leur visage et leur regard étaient invisibles. Ils disposaient chacun d’une massue en pierre suffisamment lourde pour assommer un bœuf. Manifestement peu amènes, menaçants, éructant, ils encerclèrent rapidement Persée, qui n’avait pas d’arme. Celui-ci prit calmement acte de la situation et attendit l’attaque. Avec agilité, il en retourna la violence contre ses agresseurs. Les trois individus se retrouvèrent en une fraction de seconde au sol sans connaissance.

– Merci, merci ! Je m’appelle Zénon, dit le jeune homme, médusé par la scène incroyable à laquelle il venait d’assister. Mais toi, toi, qui donc es-tu ? Aurais-je le bonheur d’avoir été sauvé par le grand Achille lui-même ?

– Tu n’es pas tombé loin, lui répondit Persée en souriant. Je m’appelle Persée. Dis-moi, Zénon, quand tu auras repris ton souffle, qui sont ces brutes et pour quelle raison en avaient-ils après toi ?

– Il s’agit des gardes de Polygnote, Polygnote, tu sais, le célèbre peintre.

– J’en ai entendu parler, oui, que lui as-tu donc fait ?

– Et bien voilà, tu sais peut-être que Polygnote travaille en ce moment sur une fresque murale gigantesque dont personne ne sait où elle se trouve ni ce qu’elle représente. Ma curiosité est telle que je me suis mis en tête de percer le mystère. Je me suis discrètement introduit dans son atelier dans l’espoir d’y trouver des indices qui me mettraient sur la piste. Mais je n’ai pas trouvé grand chose !

– Et les gardes t’ont surpris. Mais de là à vouloir te tuer ?

– Attends, il y a autre chose. En quittant les lieux, je me suis retrouvé nez à nez avec une jeune femme incroyablement belle ! Ses yeux étaient d’une clarté extraordinaire ! Jamais je n’oublierai l’éclat de son regard. Impossible de lui dire quoi que ce soit, tout est allé très vite, les gardes m’ont vu et se sont précipités sur moi comme des chiens enragés. J’ai pu leur échapper de justesse. La suite, tu la connais…

– Une belle jeune femme dis-tu ? De qui s’agissait-il ? La femme de Polygnote ? Sa fille ? Ou l’un de ses modèles ?

– Je l’ignore. Une chose est sûre, le regard que j’ai échangé avec elle aujourd’hui m’aurait coûté la vie si je ne t’avais rencontré !

Persée resta interloqué. La mésaventure de Zénon n’était pas sans évoquer la trame du défi qu’il se préparait à relever avec Méduse. Une jeune femme très belle qu’il ne faut surtout pas regarder sous peine d’y laisser la vie ? Mais à quel jeu se livraient donc les Dieux ?

– Dis-moi Zénon, que sais-tu de ce Polygnote ?

– Ce que tout le monde sait. Il est le seul à savoir peindre en couleur, en mélangeant plus ou moins quatre teintes – du blanc, du rouge, du jaune et du noir. Personne ne sait vraiment comment il procède car il conserve jalousement ses procédés. Certains vont jusqu’à dire que ses œuvres disposeraient d’une sorte de pouvoir magique, et pourraient révéler… Aïe ! Oh non, là, un serpent ! Il m’a mordu !

Zénon se tordait de douleur. Persée se précipita sur le reptile et lui arracha la tête. C’était un cobra noir, dont le venin ne laisse aucune chance à ses victimes. La paralysie respiratoire caractéristique de ce type de poison s’empara rapidement de Zénon qui mourut dans les bras de Persée sans avoir pu terminer son explication.

– Décidément, il va falloir que je rende moi aussi une petite visite à ce Polygnote, pensa Persée songeur. Il ferma les yeux de l’infortuné Zénon. Les trois gardes commençaient à reprendre connaissance, Persée chaussa rapidement le casque d’Hadès. Le test du serpent attendrait !

Parfaitement invisible, Persée suivit les trois hommes à distance, escomptant qu’ils le conduiraient tout droit chez Polygnote. Ils avaient conservé sur eux leur attirail guerrier, en particulier ces fameux masques de cuir qui leur occultaient le visage. Qui donc étaient ces hommes ? se demandait Persée en les observant. En dépit de la facilité avec laquelle il les avait neutralisés, il devinait qu’il n’avait pas affaire à des êtres humains ordinaires. Un trio de gardiens infernaux chargés de protéger quelque mystérieux secret divin ? Comme prévu, après avoir marché toute la nuit et sans échanger une seule parole, les trois hommes conduisirent à leur insu Persée à Polygnote, sans se douter une seule seconde de la présence de leur discret accompagnateur.

Persée fut surpris de l’indifférence que manifesta Polygnote vis-à-vis des résultats de la poursuite. Les trois hommes s’éloignèrent sans mot dire. Tout à son travail, Polygnote terminait la fameuse fresque évoquée par Zénon. Il s’agissait d’un triptyque monumental, de nombreux voilages en masquaient partiellement les motifs, qu’il était impossible d’appréhender dans leur ensemble. Persée n’avait encore jamais vu de peinture en couleur, et les fameuses teintes, le blanc, le rouge, le jaune et le noir conféraient aux fragments visibles de l’œuvre une aura stupéfiante. Etait-ce là l’origine de cette « sorte de pouvoir magique » dont avait parlé Zénon ? Persée crut discerner dans l’une des parties du triptyque un personnage étrange, évanescent, armé d’une épée courbe et se dissimulant derrière un bouclier. La tentation de soulever le voilage pour prendre connaissance de la totalité de la scène était grande. Persée tendit une main hésitante, une grande fébrilité s’était emparée de lui. Et c’est alors qu’il fut interpelé par une voix féminine bienveillante.

– Soit le bienvenu, Persée, je t’attendais.

Persée se retourna vivement, interloqué. Comment était-il possible que quelqu’un puisse le voir alors qu’il portait le casque d’Hadès ?

– Ne sois pas surpris. Ton casque d’invisibilité n’a rien perdu de son pouvoir.

La jeune femme qui se trouvait devant Persée et s’exprimait ainsi était vêtue d’une tunique teintée de jaune, très sobre, dont l’éclat rehaussait la beauté d’une chevelure noir de jais exceptionnelle. Son regard, d’une intensité troublante, avait quelque chose d’irréel.

– Qui es-tu et comment se fait-il que tu connaisses mon nom ?

– Je suis la fille de Polygnote, je m’appelle Isis.

– Mais par quel prodige parviens-tu à me voir ? Le casque d’Hadès est infaillible !

– Mais je ne te vois pas ! Je suis aveugle…

Persée resta sans voix devant la jeune femme. Il se souvint des paroles de Zénon et compris le trouble qui s’était alors emparé du jeune homme.

– Aie confiance et viens avec moi, éloignons-nous un peu si tu veux bien, lui proposa Isis.

Ils s’installèrent à l’écart de l’agitation du chantier, à l’ombre d’un vieil olivier noueux plusieurs fois centenaire. Le soleil dardait des rayons sans cesse plus puissants, et la luminosité de l’atmosphère devenait difficile à supporter. Isis commença par révéler à Persée le don étrange dont elle jouissait : une maladie subite l’avait privée de la vue à l’âge de 7 ans, mais elle faisait très fréquemment depuis des rêves annonciateurs d’événements à venir. C’est ainsi qu’elle sût de manière certaine que Persée et elle devaient se rencontrer aujourd’hui devant la grande fresque. Ses rêves, qu’elle racontait parfois à son père, fournissaient à celui-ci grand nombre de ses motifs. C’était d’ailleurs ainsi que Polygnote avait eu l’idée de peindre en couleur, car les rêves d’Isis comprenaient très régulièrement un ou plusieurs éléments colorés particulièrement importants.

– Me diras-tu ce que représente la fresque ? lui demanda enfin Persée.

– Serais-tu aussi curieux que le jeune Zénon ? lui répondit malicieusement Isis.

– Ainsi donc, tu connais aussi son nom… enchaîna Persée. Oui, la fresque m’intrigue, j’ai cru y discerner un personnage qui étrangement m’est familier. Mais puisque tu en parles, je n’ai pas compris sa fuite et sa mort, poursuivit Persée. Quelle faute Zénon a-t-il bien pu commettre pour être ainsi pourchassé par vos sbires ?

– La curiosité des hommes les conduit souvent à leur perte, Persée. Tu l’as compris, ce n’est pas un hasard si Zénon est venu à toi hier. Et il est bel et bien question de toi dans l’œuvre de mon père, tout comme il est question de Méduse, l’impitoyable gardienne qui interdit aux hommes de voir ce qu’ils ne doivent pas voir.

– Dois-je comprendre que la fresque représente le récit de ma quête ? lui demanda Persée d’une voix incrédule.

– Qui sait ? Mais peut-être est-il préférable que tu renonces à ta propre curiosité, pour parvenir en affrontant Méduse à libérer celle de tous les hommes ? Tu en sais suffisamment maintenant, je dois te laisser. Adieu Persée, je sais que tu prendras la bonne décision…

Il regarda Isis s’éloigner lentement en direction de l’astre du jour. Rapidement ébloui, il la perdit de vue, et finit par se demander si le moment qu’il venait de vivre en sa compagnie avait bien eu lieu. Libérer la curiosité de tous les hommes ?…

Au petit matin, il prit le chemin de la grotte de Méduse l’âme légère. Il n’avait pas soulevé le voile de la fresque, mais s’était bien promis de revenir contempler celle-ci plus tard, à tête reposée, avec celle de Méduse sous le bras.

Pierre Montagne